2.3. Il n’y a qu’âme qui vive
Assis par terre devant sa caverne, Adamah eut un moment de vertige. Devant lui, dans le monde entier, les hommes et les femmes étaient en procession, chaque marcheur maintenait les mains sur les épaules du marcheur précédent et portait sur les siennes les mains du marcheur suivant, et les enfant couraient entre les jambes de tous, indifféremment. Les lignes concentriques formées par les pénitents soulevaient une poussière qui faisait tousser Adamah et le vacarme des voix était violent : pas un qui ne fut en train de parler, sourdement ou avec véhémence, en train de discourir, en solo ou à l’envi. Adamah sentait le vertige monter en lui, à les voir tous passer devant lui, sans le regarder…
Chaque année, la procession ne s’arrêtait que quatre fois : aux solstices et aux équinoxes. Aux équinoxes, le défilé s’arrêtait, les bras retombaient et tous se taisaient. Le silence était assourdissant quand peu à peu les corps dressés se mettaient à hésiter, d’avant en arrière, balançant doucement sans jamais tomber d’un côté ou de l’autre. Puis, les bras remontaient sur les épaules et la marche reprenait, comme les sons qui sortaient à nouveau de chaque bouche, reformant une litanie qui durerait jusqu’au solstice suivant. Au solstice d’été, les rondes s’interrompaient de même, chacun levant les mains triomphalement pour cacher sa peur de la nuit. Au solstice d’hiver, à l’inverse, chacun, dans la foule arrêtée, croisait les bras en baissant la tête pour ressentir l’espoir du soleil vainqueur qui ne manquerait pas de briller à nouveau, un jour.
Adamah ne savait plus ce qui l’avait poussé à quitter la file au moment où elle passait devant sa caverne. Il avait quitté le rang dès l’arrêt, il s’était assis devant chez lui, comme pour prendre souffle, mais il n’était plus reparti. Aujourd’hui, il le savait, il lui fallait quitter la vue de cette danse hypnotique et plonger dans sa caverne, l’explorer. Pourquoi, il ne le savait pas.
Adamah a marché alors vers le fond de l’ouverture et, au détour d’une pierre, a trouvé le passage. Aidé d’une maigre torche, il a marché jusqu’à ce qu’aucune lueur du jour ne lui parvienne plus : le chemin était tortueux mais descendait doucement, comme une invitation. Arrivé à un replat, alors qu’un courant d’air soufflait sa torche, Adamah eut peur de l’obscurité. Il réalisa néanmoins qu’il pouvait encore voir et avança de plus belle pour aboutir dans un large espace baigné de lumière douce.
Au centre de la caverne haute comme un temple, gisait une amande de pierre polie, beaucoup plus grande que lui. La surface lisse était noire comme du granit sombre mais elle tourna au rose profond comme Adamah s’approchait pour la toucher. Il hésita devant l’étrange objet mais une confiance tout aussi étrange le poussa à avancer la main et à poser les deux paumes sur la pierre. Il sentait qu’elle était chaude alors qu’il attendait un contact minéral et froid. Bien au contraire, l’amande était douce comme la chair. Comme il appliquait ses paumes avec plus de force, elle se mit à rayonner et l’image d’une oasis apparu sur les parois de la caverne.
Adamah savait ce moment sacré et aucune parole ne pouvait dire l’apaisement numineux qu’il ressentait alors. Surpris par l’unité qu’il éprouvait entre lui et l’oasis, Il avait d’abord retiré ses mains et l’image avait disparu ; il avait ensuite reposé ses doigts puis ses paumes pleines sur ce nouveau centre de sa vie et l’image avait retrouvé tout son éclat. S’il lui était une loi désormais, c’était celle qu’il faisait sienne alors.
Avec dans l’âme la beauté de l’oasis, Adamah est alors remonté à la surface et a entamé une marche vers le centre des cercles de pénitents, profitant de chaque arrêt saisonnier pour se glisser entre les corps captifs. Selon la force qu’il se sentait, il avançait vers le cœur du mandala humain ou reculait pour une brève retraite, pendant laquelle il ne manquait pas de se ressourcer auprès de l’amande. Or, un jour, il eut une vision et comprit ce qu’il verrait, une fois arrivé à l’épicentre des marches forcées : un bloc de béton, couvert de peintures nées de mille mains avec un seul motif, répété à l’envi : une oasis. Il pleura d’émotion en pensant aux efforts déployés par ses anciens compagnons de marche puis, se redressa et reprit la route vers sa caverne, franchissant à nouveau chaque cercle aux solstices et aux équinoxes.
Vint le jour où il aperçut au loin l’ouverture de sa caverne. Fort de ses voyages, il leva les yeux et vit des hommes et des femmes qui lui souriaient, chacun posté à l’entrée de cavernes, également creusées dans l’immense montagne… en forme d’amande.
L’histoire d’Adamah (2023)
On l’a vu, chacun peut s’abuser par vanité (j’ai une image de moi qui ne correspond pas à ma réelle activité) et prendre des décisions sur la base d’une situation mal perçue ou mal interprétée (nos écailles sur les yeux). De son côté, le cerveau peut surjouer son rôle de garant de notre survie et truquer à son tour notre perception des phénomènes. Comment être sainement moral dans cet amphigouri ? Comment une honnête personne qui veut se sevrer des dogmes peut-elle alors trouver des valeurs, des points de repères pour diriger sa vie ? Pour filer la métaphore du cheval de course jusqu’au bout, il nous reste donc des questions : qu’est-ce qui anime ce cheval ? Comment connaît-il la bonne direction, quand il court hors de l’hippodrome ? Voilà en fait deux questions qui appelleraient une seule et même réponse : l’âme.
« Quoi ! je viens de lire plus de cinquante pages de ce bouquin pour que l’auteur me resserve un vieux machin, avec des relents spiritualistes, tout droit sorti des vitrines qu’il venait d’enterrer pour de bon ? C’est quoi ce gourou à deux balles ? » Et le lecteur de refermer cet ouvrage… un peu trop tôt.
Voyez : cela fait des siècles, voire des millénaires, que les penseurs utilisent le concept-fétiche ‘âme’ pour représenter la dimension essentielle de chaque individu, ce qui est unique en lui, ce qui apparaît avec lui, le conseille tout au long de sa vie et disparaît à son dernier souffle… ou non, aux dires de certains pour qui, cette âme sera stockée à sa mort dans les placards d’un Purgatoire intermédiaire et sera dénombrée lors du Jugement dernier, retrouvera son enveloppe charnelle, afin de se réjouir ou de rôtir éternellement. Les non-croyants qui ont tourné le dos à l’éternité, pour hilares qu’ils soient devant la scène grandiose du dernier jour avant toujours lorsque celle-ci est prise littéralement, les mécréants donc, restent par contre assez gênés aux entournures lorsqu’il s’agit de désigner ce qui anime l’homme et la femme dans leur expérience de la vie.
Peut-être s’agit-il simplement de réinterpréter le bibelot ‘âme’ de la vitrine traditionnelle, en lui appliquant le même traitement que celui qu’induisent les conclusions des neuroscientifiques : l’âme n’est pas un objet distinct mais un fonctionnement voire, mieux encore, une pulsion.
Nos ancêtres se sont si longtemps efforcés de trouver un concept qui couvre, d’une part, ce besoin universel d’adhésion à la Vie, cet appel vers la Grande Santé, cette présence du dieu en nous, et, d’autre part, la multiplicité des manières dont chacun le traduisait dans ses actes. Quoi de plus évident alors que de parler d’âme ? L’âme peut être bonne, damnée, pure, sœur, en peine ou chevillée au corps. Si elle est un objet, elle peut monter au Ciel, sombrer en Enfer, être vendue au Diable, avoir la mort en elle ou être fendue… et, qui plus est, elle peut peser 21 grammes. Les Anciens ont sauté sur l’aubaine : l’âme serait un objet interne à l’humain, recelant la conscience intime de l’ordre des choses (appelé Dieu, Nature ou Vie) et dont les autres êtres vivants seraient dépourvus. Comment leur en vouloir de se construire une galerie de concepts rassurants ?
Reste qu’une fois le choix du terme fait, il n’est pas anodin dans les actes. Souvenez-vous : si la légende du second concile de Macon (VIe) a eu la vie dure à travers les siècles (concile pendant lequel la question de l’âme des femmes aurait été débattue : « les femmes ont-elles une âme ? »), la controverse de Valladolid (XVIe) posait dix siècles plus tard la même question à propos des Indiens. L’âme : en avoir ou non ? La créer individuellement ou l’hériter d’une instance supérieure ? La voir disparaître avec nous ou la sentir monter vers les cieux à notre mort ? La sentir dans notre cœur ou l’identifier avec un petit génie privé, un dibbuk ou un cricket en haut-de-forme ? Les enjeux sont multiples et ont vite fait l’objet de débats souvent houleux qui ont occupé théologiens et philosophes, d’Aristote aux penseurs d’aujourd’hui, en passant par les ‘refourbisseurs d’âmes’, dont les ouvrages sont alignés dans le rayon « Développement personnel » de votre librairie indépendante.
Ce n’est pas fuir ces problématiques que de revisiter un concept familier, l’âme, et lui donner une nouvelle attribution qui se veut éclairante et permet de mieux comprendre la confusion dans laquelle nos ancêtres se sont empêtrés et où ils se sont perdus en justifications intellectuelles ou théologiques.
Posons que l’âme est la fonction qui évalue en continu la qualité du lien intime entre moi et la Vie, en d’autres termes : ce qui évalue si je suis à ma place (vous souvenez du titre de ce bouquin ?). Ce lien est-il droit et sans tension, je me sens à ma place, satisfait, et je ne dois pas agir. Ce lien est-il distendu, tordu ou de travers, je ressens de l’insatisfaction et je dois réagir (le ‘comment’ n’est pas fourni avec cette fonction, qui se réduit à une alerte vitale en cas de disharmonie, une injonction non verbalisée équivalent à ‘il faut réagir’). Cette proposition de définition est-elle la vérité ? C’est sans importance : si le modèle décrit permet à chacun de mieux concevoir son fonctionnement, d’en faire un objet de pensée qui lui permettre de « retrouver sa place », il propose une vérité qui marche, qui est opérationnelle. Une vérité, donc.
Utilisant des termes un peu différents dans son Traité de la réforme de l’entendement, Spinoza avait déjà évoqué la notion d’une ‘idée vraie‘, celle que l’on porte en nous et à laquelle on peut accéder en enlevant les pelures d’oignons qui nous aveuglent l’âme (les écailles sur les yeux de Marcel Proust) : volonté de succès, de richesses, de reconnaissance… Paul Diel, on l’a vu, parle au XXe siècle d’un ‘élan vital‘ plus ou moins fort pour qualifier cette force d’âme qui nous pousse à nous harmoniser avec notre environnement, ce lien qui, s’il est tordu ou distendu, va générer la ‘culpabilité essentielle‘ : le désir d’agir pour rétablir l’ordre des choses et se retrouver « à sa place ».
Mais enfin, quel est l’intérêt, me demanderez-vous encore, de remettre le couvert avec un concept vieux comme Mathusalem, déjà discuté par Aristote pendant l’Antiquité grecque ? L’intérêt en est d’abord écologique : le recyclage est toujours une bonne chose et, dans ce cas, l’idée de l’âme a déjà tellement fait l’objet de commentaires, de compositions lyriques, de diktats religieux ou de rituels collectifs que le seul fait de l’évoquer appelle déjà chez chacun, sans effort aucun, une foultitude d’associations d’idées. Il ne me reste plus ensuite qu’à canaliser l’attention de celui ou celle qui désire s’en emparer vers le sens donné dans ce modèle : le lien vital qui, dans la droite ligne de toutes les traditions qui utilisent l’âme dans leur galerie de concepts, est muet mais actif. Pas de mots mais un élan, une poussée, une pulsion vers plus d’harmonie avec la Vie, une tension vers notre subsistance, notre pérennité. On mettra de côté les traditions où l’âme est plutôt bavarde (Jiminy Cricket dans le Pinocchio de Disney ou les deux Milou – l’angélique et le diabolique – dans les Tintin d’Hergé), pour leur préférer des représentations muettes de l’âme en action.
Le nombril, l’ombilic, pourrait aider à l’appropriation de ce nouvel outil de pensée. La puissance symbolique du nombril ne serait pas chose nouvelle : au Moyen Age, alors que c’était un enjeu majeur de pouvoir reconnaître les incubes, les succubes, les sorcières, on supposait à la gent infernale un ventre sans nombril, ajoutant qu’il n’y a « pas de péché au-dessus du nombril« . Il y a bien des années, j’ai raconté à mes enfants un conte traditionnel africain dans lequel une princesse belle et orgueilleuse mettait comme condition à son mariage que le prétendant n’eut point d’anus. Ce n’est qu’après les noces que la belle a réalisé que son nouvel époux était en réalité… un serpent. Archétype, quand tu nous tiens ! Aujourd’hui, je préfère me concentrer sur le nombril, qui me semble plus porteur… spirituellement.
Prenez cette excroissance, au beau milieu de votre ventre, votre ombilic qui est la preuve physiologique que vous ne vous êtes pas créé tout seul : il est la trace du lien physique que vous aviez avec votre mère accidentelle. J’oppose ici « accidentel » à « essentiel » : votre mère accidentelle vous a porté pendant une série de mois, pendant lesquels vous avez échangé fluides et sensations, elle a changé vos langes qui débordaient, vous a bercé et appris à vous laver. Votre nombril visible, le premier, est là qui en témoigne, qui vous le rappelle. Si l’on change de dimension et que l’on se porte à l’essentiel : force nous est de constater que nous avons aussi un lien avec la Mère première, primale, la Mère Nature, la Vie, Grand-Mère arbre ou Gaïa la terrienne. Quelle que soit la représentation qu’on en donne, cette idée vraie (Spinoza) de ce qui est dans la ligne ou va à l’encontre de notre subsistance nous habite intimement. Pas besoin d’absorber des substances hallucinogènes en grande quantité pour éprouver, intimement j’insiste, que nous sommes capables de ressentir ce qui est bon pour nous, ce qui est satisfaisant, sous le regard sans affect de la Vie, qui ne veut qu’une chose : continuer. De là, il n’y a qu’un pas à franchir pour évoquer une Mère essentielle (la Vie), à laquelle nous pouvons nous relier par un second nombril, un ombilic symbolique, sacré, qui nous relie à la seule loi non formulée : la Loi d’harmonie, celle qui nous pousse à détendre les torsions de notre second ombilic, à défaut de quoi, notre sentiment de Culpabilité essentielle (naturelle) ne manquera pas de se manifester, dans des discours explicatifs pathétiques ou des comportements aux motivations morbides. Dans l’Histoire d’Adamah (ci-dessus), on l’a compris, le héros entretient ce lien avec la pulsation de la Vie en touchant régulièrement la pierre d’amande, qui en retour quitte sa robe sombre pour se faire chair… comme lui.
Dans cette ligne, la proposition est ici de renoncer à chercher ses repères (ses valeurs, son code moral, sa religion…) dans l’au-delà, dans les dogmes ou les auto-fictions, pour revenir à cette idée vraie dont Spinoza disait que nous étions tous intimement dotés : un sentiment spontané de ce qui est juste, un lien ‘ventral’ avec la Vie et ses lois, éprouvé en-deçà, plutôt que conforme à des diktats hérités de l’au-delà. Comme Spinoza l’évoque dans les termes de son époque, dans son Traité de la réforme de l’entendement, il nous reste un ombilic second à construire (ou à dénuder) qui nous relie à la Mère-Nature, et qui nous garde des trois maux principaux auxquels peuvent se résumer notre inadaptation morale : l’artifice, la perversion et la médiocrité.
L’artifice
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La perversion
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La médiocrité
Et nous crevons par la blague, par l’ignorance, par l’outrecuidance, par le mépris de la grandeur, par l’amour de la banalité, et le bavardage imbécile.
Gustave Flaubert (1874)
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Chapitre 2
Le corps et l’esprit,
où il est proposé d’identifier le.s cerveau.x comme acteur.s à part entière de notre délibération intérieure, sans désespérer de notre libre-arbitre
Notes de rédaction
- Histoire d’Adamah
- Instauration de l’âme = lien vital
- Identification des dérapages essentiels : artifice / perversité / médiocrité
Ressources
Illustrations
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