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Pourquoi un chapitre sur la satisfaction ?

Être à sa place semble être l’aspiration fondamentale qui conditionne notre joie de vivre. Ressentir dans son corps, dans sa psyché et dans sa vision du monde que les choses tombent juste est source de satisfaction [DIel, 1947] et permet assurément la confiance [Hunyadi, 2023]. La recherche active de cette adéquation entre notre vie intérieure et les phénomènes du monde extérieur pourrait-elle être le “sens de la Vie,” comme le propose Paul Diel ? Le problème est que, pour déterminer si nous sommes réellement à notre place (pour Montaigne [1588] : si nous vivons à propos) et nous sentir légitimes là où nous sommes, nous sommes juge et partie (a) pour identifier cette “place” et (b) pour évaluer si nous y sommes effectivement, sincèrement (Spinoza [1665] parle d’en avoir une idée vraie). Et puis, sommes-nous chaque fois certains de bien cerner ce « je » dont nous évaluons la position ? Comment nous débarrasser des œillères qui altèrent notre jugement dans ce cas ? Comment éviter de prétendre que nos vérités personnelles sont la Vie elle-même, elle qui va son chemin sans nous demander notre avis ? Comment faire le départ entre nos désirs francs, univoques, et les besoins créés artificiellement ? Comment remonter à la racine de nos insatisfactions et retracer un chemin vers la Satisfaction et la Joie de vivre ? S’agira-t-il de marcher à l’Etoile ou de s’y arrêter, une fois arrivés ?

Méditations premières. Les écailles sur mes yeux. Je rumine devant les vitrines de pharmacie. Et quand tombera le rideau, je veux planter mes choux…

En lecture liminaire trônaient les premières lignes de la Recherche, un extrait du premier volume : Du côté de chez Swann. Est-il description plus fine de ces moments intermédiaires où le désir tergiverse et où, quelques instants encore, alors que notre réserve naturelle baisse la garde, nous sommes capables des envolées les plus décalées comme des moments de lucidité les plus olympiens ? Proust situe son propos entre veille et sommeil, quand la conscience s’ankylose doucement dans les ruminations et les fantasmes, quand la confusion prend le pas sur le discernement, quand la confiance n’est plus une question : le profond sommeil n’est pas loin, qui permettra toutes les errances. Voilà bien un état peu éclairé, quand la conscience est morte-vivante, prête à la reddition face un endormissement naissant, qui laissera libre-champ aux rêves et aux cauchemars… jusqu’au matin suivant. La nuit est faite pour ça.

La veille, au contraire, n’est pas faite pour ça. Et, si nous désirons éprouver le sentiment d’être à notre place dans notre vie quotidienne, les ruminations ne sont pas le bon terrain pour jouer la partie. Marcel Proust n’est plus mais il ne m’en aurait probablement pas voulu de le pasticher pour éclairer mon propos :

« Longtemps, je me suis douché de bonheur. Parfois, à peine mon plaisir éteint, mes yeux s’activaient si vite que je n’avais pas le temps de me dire : « Je suis heureux. » Et, une demi-heure après, la pensée qu’il était temps de chercher un nouveau plaisir m’agitait ; je voulais quitter ce manque que je savais avoir toujours dans le cœur et vivre déjà mon demain ; je n’avais pas cessé, en ruminant, de me faire des réflexions sur ce que je pourrais vivre, mais ces réflexions avaient pris un tour un peu particulier ; il me semblait que j’étais moi-même ce dont parlait mon envie : une piscine, une voiture rapide, la rivalité entre deux nations. Cette croyance survivait pendant quelques secondes à mon agitation ; elle choquait ma raison et pesait comme des écailles sur mes yeux et les empêchait de se rendre compte que ma vie n’était plus éclairée. Puis elle commençait à me devenir moins intelligible, comme, après la métempsycose, les pensées d’une existence antérieure ; aussi le sujet de mon envie se détachait-il de moi et j’étais libre de m’y appliquer ou non ; aussitôt je recouvrais la vue et j’étais bien étonné de trouver autour de moi une clarté, douce et reposante pour mes yeux, mais peut-être plus encore pour mon esprit, à qui elle apparaissait comme une chose sans cause, incompréhensible, mais comme une chose vraiment vivante…« 

Qu’on ne s’y trompe pas : cette lecture n’est qu’un pastiche fait-maison et ne constitue pas un incipit apocryphe de A la recherche du temps perdu ou un texte récemment exhumé que le divin Marcel aurait laissé sur des paperoles inédites. Reste que, le cas échéant, Proust s’y serait essayé à décrire un malaise que chacun d’entre nous connaît fort bien quand, tiraillé entre des envies débridées et le besoin d’apaisement, le cœur ne se sent pas vraiment… à sa place.

Être à sa place semble bel et bien être l’aspiration fondamentale qui conditionne la Joie de vivre : ressentir dans son corps, dans sa psyché et dans sa vision du monde que les choses tombent juste apparaît comme une source de satisfaction qui diminue la souffrance de vivre et permet la confiance. Peut-être, d’ailleurs, la recherche active de cette adéquation entre notre vie intérieure et les phénomènes du monde extérieur serait-elle précisément ce que nous appelons le “sens de la Vie” ? Et, partant, être à sa place dans la Vie : ne serait-ce pas une activité plutôt qu’un état ?

Le problème est que, pour déterminer si nous sommes réellement à cette place (Montaigne dirait : pour déterminer si nous « vivons à propos« ) et nous sentir légitimes là où nous sommes actifs (en se gardant bien du ‘syndrome de l’imposteur’), nous sommes « juge et partie » :

      • « juge et partie » pour identifier cette place, quelque part au milieu de tous les phénomènes qui constituent notre monde personnel, mêlés qu’ils sont à nos paradis perdus. En d’autres termes : comment pourrais-je savoir où est ma place, dans un monde qui est si complexe et si peu explicite ?
      • également « juge et partie » pour évaluer si nous y sommes effectivement, sincèrement. Spinoza parle de l’idée vraie que chacun peut en avoir. Selon lui, hors de toute analyse intellectuelle, une fois débarrassés de nos aspirations malsaines (envie de fortune, de reconnaissance, de pouvoir…), nous sommes capables de ressentir spontanément ce qui nous est « juste. » La question est alors : comment gagner suffisamment en lucidité pour ressentir spontanément cet « à propos » ?
      • enfin, « juge et partie » pour définir qui est ce « je » dont nous évaluons la position. Et si, quand on dit « je ne me sens pas à ma place », on parlait d’un « je » qui n’est pas exactement nous-mêmes. Et si, aveuglés que nous sommes, notre erreur portait autant sur la place que nous visons que sur le « je » auquel nous la destinons…

A ce titre, le mythe d’Adam est éclairant, qui raconte comment celui-ci l’a appris à ses dépens : Adam était exagérément préoccupé par son aspiration à distinguer le bien du mal (en clair : distinguer a priori ce qui fait du bien de ce qui fait du tort). Aveuglé par ce désir impérieux de savoir, il a brûlé les étapes, estimant qu’il ne se serait « à sa place » qu’une fois cette sagesse atteinte (en clair : lorsqu’il serait le dieu, pas moins). Or, force est de constater que cette faculté d’être divinement sage n’est pas donnée a priori (au paradis, le maître des lieux le lui a fait vertement savoir) : elle résulte d’un travail sur soi, un travail d’éclaircissement de ce que chacun peut percevoir du monde et de l’interaction entre soi et les phénomènes, l’être-au-monde des philosophes du XXe siècle. La leçon est clairement illustrée par le châtiment d’Adam : sa capacité de voir clair et juste se construira « à la sueur de son front.« 

Selon ce mythe, c’est donc à la sueur de notre front, que nous pouvons nous débarrasser des œillères qui limitent notre vision et écarter ces « écailles sur les yeux » qui altèrent notre jugement. De même, pour nous sevrer de ces fictions collectives ou des exaltations personnelles que nous confondons généreusement avec des intuitions, il nous faut travailler. Mais comment faire le départ entre notre monde individuel (ce mélange de nos vérités individuelles et des nombreuses injonctions collectives) et la Vie même, elle qui oppose une justice aveugle à nos atermoiements ?

Dans l’extrait proposé, le (faux) narrateur confesse d’entrée de jeu combien il s’est longtemps douché de bonheur mais que, à peine son plaisir éteint, ses yeux s’activaient si vite qu’il n’avait pas le temps de se dire « je suis heureux ». On dirait du Proust tellement c’est beau et, surtout, pertinent : ballotté de désirs en plaisirs, je ne m’accorde pas le temps de vivre à ma place et d’en être satisfait. Il faut dire que la « douche de bonheur » est une injonction contemporaine difficile à contourner… En effet, dans ce nouveau siècle, nous nageons tous ensemble dans un grand « Spectacle » déjà annoncé, dès les années soixante du siècle précédent, par Guy Debord :

C’est le principe du fétichisme de la marchandise, la domination de la société par des choses suprasensibles bien que sensibles, qui s’accomplit absolument dans le Spectacle, où le mode sensible se trouve remplacé par une sélection d’images qui existe au-dessus de lui, et qui en même temps s’est fait reconnaître comme le sensible par excellence.

Guy Debord, La Société du Spectacle (thèse 36, 1967)

Le style de Debord est daté, soit, mais on ne peut que saluer la clairvoyance de sa prédiction (devenue le refrain du mouvement « situationniste » alors que finissaient les « Trente glorieuses », de 1946 à 1975) : La Société du spectacle annonce ce moment où la production économique a réussi à envahir tout l’espace social et à donner à chaque chose une dimension marchande. Elle impose ainsi à l’individu une existence illusoire, au milieu d’un Spectacle commercial permanent, qui devient le cadre de référence de chacun. L’horizon de l’individu se résume alors à celui de son rôle de consommateur. Nous y sommes : fini le prolétariat, bonjour le « consomtariat » décrit par Alexander Bard et Jan Söderqvist en 2008.

Exercice pratique : pour ressentir concrètement la présence du Spectacle, descendez à pied « en ville » et essayez d’atteindre votre librairie indépendante favorite sans lire un seul texte commercial parmi ceux qui croisent votre regard sur le trajet. Idéalement, l’exercice est à pratiquer en période de pandémie, lorsque le couvre-feu rend les rues désertes et les enseignes publicitaires encore plus surréalistes…

***Dès lors, comment l’homme de la rue pourrait-il gérer ses « ruminations » : si marcher est en soi un mode de pensée efficace, marcher parmi les affiches publicitaires semble mener à des pensées bien moins exaltantes, procédant du « je ne suis pas à ma place puisque je désire tout cela et que je ne l’ai pas » ; d’où ruminations, c’est-à-dire ‘pensées à vide’… et avides. Dans ces circonstances, comment pourrait-il éviter de s’identifier avec les objets du Spectacle et de « se sentir lui-même ce dont parle son envie« . En clair, comment monsieur-tout-le-monde pourrait-il ne pas rêver de « se doucher de bonheur », à la vue de tous ces corps d’hommes et de femmes divinisés par des logiciels de retouche, jusque dans les vitrines des plus obscures pharmacies ? Comment madame-tout-le-monde pourrait-elle renoncer à la profusion et l’abondance, quand les marques et les magasins les plus éthiques pratiquent un marketing aussi agressif que les pires vendeurs de voitures électriques ? Comment leurs ados-tout-le-monde, l’échine ployée en permanence vers une prothèse sociale de quelques pouces de diagonale, pourraient-ils revenir à la réalité des autres humains quand, sur leurs petits écrans, les vociférateurs d’influence les flattent et les gavent de solutions binaires à des problèmes existentiels pourtant si complexes ? En clair : comment puis-je dissiper le brouillard du Spectacle ?

Anecdote : J’étais nu dans les douches d’un club de gym (donc, sans signe extérieur de mon éventuel métier), lorsque deux autres hommes nus également, en pleine discussion à mes côtés, se sont interrompus et tournés vers moi, un des deux me demandant : « Qu’en pensez-vous, Docteur ? ». Je leur ai précisé que j’étais linguiste et que je ne connaissais la chose médicale qu’à travers mes traductions, ce qui a mis un terme à la scène. La même semaine, je me présente au comptoir de l’officine de ma pharmacienne qui était occupée dans son arrière-boutique. Après quelques minutes, je l’entends demander à son assistante qui me servait une commande de « ne pas oublier la ristourne du Docteur ». Et moi de préciser à nouveau qu’il y a méprise sur le métier. Et elle de venir à l’avant de sa boutique pour m’expliquer qu’elle me connaissait bien, qu’elle était désolée et qu’elle m’avait confondu avec un médecin qu’elle connaissait bien également… dans une série télévisée !
J’aurais donc pu (probablement) bénéficier d’un secret médical et (certainement) d’une bonne ristourne, simplement parce que mes interlocuteurs allaient chercher leurs références… dans le Spectacle.

Si un monde comme celui-là pouvait fonctionner, ça se saurait. Si vous et moi étions spontanément capables de toujours garder les pieds sur terre (de rester dans le sensible, dirait Debord ; dans l’à-propos, dirait Montaigne) face à cette permanente pluie d’images séduisantes (le supra-sensible qui se fait passer pour le sensible ; le Spectacle qui se fait passer pour la réalité), ça se saurait aussi. Si on se sentait, sans effort, à notre place dans un espace de vie où le commerce imbibe chacune de nos activités, où le cadre de nos références a coulissé vers le virtuel, la question ne se poserait pas de savoir comment faire pour mener une existence apaisée.

Face à cette aliénation, peut-être, alors, qu’un effort est bel et bien nécessaire et que, comme le suggère le mythe d’Adam, nous devons travailler (sur nous) pour gagner en humanité et en quiétude, pour mériter notre pain quotidien. C’est, on le verra, tout le propos de ce livre : quels sont les efforts utiles pour devenir plus humain parmi les humains et connaître la satisfaction de vivre ?

Exercice pratique : regardez un film américain récent et devinez quelles communautés raciales, sociales ou sexuelles sont représentées par souci du politiquement correct – et dans quelle proportion – mais sans respecter la réalité de la rue ou l’exactitude historique…

Un premier effort tout simple pourrait déjà être d’entendre (ou de lire) des Anciens comme Épicure, un philosophe dont la mauvaise santé lui a fait connaître la juste mesure de la douleur et de la mort. Cette douleur et cette mort sont celles-là même que le Spectacle évite, soit en les théâtralisant dans des « séries » ou en les masquant avec autant de cynisme que le nôtre, quand nous gommons nos anciens, parqués dans des maisons de retraite.

Au IVe siècle avant JC, Épicure écrit ses célèbres Lettres (dont la Lettre à Ménécée) où il décrit son quadruple remède pour bien vivre. Son tetra-pharmakon tient en quelques mots :

      1. tu ne dois pas avoir peur des dieux (car ils ont autre chose à faire que de s’occuper de ta petite personne, explique-t-il) ;
      2. tu ne dois pas avoir peur de la mort (car, une fois mort, comment pourrais-tu savoir que tu es mort ?) ;
      3. tu ne dois pas avoir peur de la douleur (car la douleur anticipée est souvent plus aiguë que la douleur réellement ressentie) ;
      4. tu ne dois pas penser que le plaisir peut être infini (et ce sera par la mesure dans tes désirs que tu pourras les voir satisfaits).

Qu’à notre époque, on ne doive plus craindre les dieux de l’Olympe semble une évidence. Pourtant, quand on traduit en termes contemporains ce que ces dieux pouvaient signifier au quotidien pour le Grec moyen, on réalise qu’il n’est pas si facile de s’affranchir des catéchismes moraux qui, aujourd’hui encore, peuvent influencer nos décisions de tous les jours.

Qu’elles soient héritées des dieux antiques, de leurs avatars contemporains ou énoncées par un quelconque Commandeur puritain, pointant d’un doigt vengeur les défauts de Don Giovanni, les « valeurs » de Platon (le vrai, le bien, le beau…) sont encore brandies comme les repères fondamentaux de nos comportements. Quand il ne s’agit pas de préceptes moraux plus intrusifs encore, dictés par les intégristes de tout poil qui confondent croyances individuelles et règles de vie sociale.

Nous nous efforcerons de montrer plus loin combien, acceptées comme telles, ces valeurs et ces préceptes sont une limitation de notre liberté de pensée même si, une fois éprouvées par l’expérience, elles peuvent s’avérer être des fabulations collectives rassurantes et confortables, des discours utiles, qu’il reste intéressants de passer au crible de notre sens critique.

Deuxième préoccupation du tétrapharmakon, la peur de la mort est un problème d’une autre trempe mais dont on a peut-être fait trop grand cas. C’est en tout cas la conviction du généticien et essayiste Axel Kahn, mort du cancer en 2021 :

Je suis d’une totale impavidité par rapport à la mort, elle m’indiffère totalement. Elle n’existe pas. Ce qui existe, c’est la vie qui s’interrompt. La mort en tant que telle, pour un agnostique comme moi, ce n’est pas plus que la fin de la vie. C’est un non-phénomène, un non-événement.

Pour Kahn, la mort, c’est simplement « le rideau qui tombe » : l’image est puissante quand chacun pense à sa propre mort. Elle est aussi apaisante :  pourquoi se faire du tort en anticipant une sensation que l’on ne pourra pas ressentir. D’aucuns affirment par ailleurs que, derrière cette peur de la mort, se cacherait une autre motivation : j’ai peur de la mort parce que j’ai peur de ne pas avoir le temps de réaliser toute la grandeur sublime que je me promets d’atteindre… avant ma mort.

Il serait un peu bizarre de prôner « l’expérience d’abord » quand la question porte sur la mort. Mais c’est peut-être sur ce mur intérieur que l’on pourra accrocher un premier miroir, se regarder dans le blanc des yeux et tester la liberté de notre pensée : « quand je joue avec l’idée de mort, est-ce que je pense à la mienne, à ma disparition effective ? Est-ce que j’en fais un réel ‘objet de pensée’ ou est-ce que je me promène (en geignant, peut-être) dans la galerie de portraits d’un musée, dédiée par d’autres au ‘memento mori’ (Souviens-toi que tu dois mourir) ? Quelles sont les représentations de ma mort sur lesquelles je peux sincèrement compter ?« 

Quant à la douleur, le propos peut être identique, à la différence que l’expérience de la douleur est possible et que certains arrivent à la partager, fut-ce par leurs hurlements. Accouchements, tours de reins, arthrose, migraines, membres coupés, piqûres antiseptiques dans une plaie ouverte, tortures physiques ou gueule de bois : il y a plus de cinquante nuances dans les messages du type « tu as mal » que notre propre cerveau peut nous envoyer. Épicure avait-il anticipé que ce même message de douleur était distinct du traumatisme qui le provoque ? Savait-il qu’il est physiologiquement possible d’intervenir pour les dissocier, comme c’est le cas dans les anesthésies par hypnose médicale ? On peut en douter, d’autant que son propos portait sur le mal qu’on se fait par anticipation de la douleur. Il la connaissait, cette douleur, et la tradition veut qu’il l’ait apprivoisée à force de la prendre comme elle venait, dans sa vérité nue et physiologique, non pas dans une anticipation angoissée de combien ça va faire mal ! (Souvenez-vous de la première prise de sang de votre enfant…)

L’anticipation est également sur le banc des accusés quand il s’agit de plaisirs. Le quatrième remède invite à ne pas fantasmer un plaisir qui ne s’éteindrait jamais, qui soit infini. Techniquement, il s’agit de ne pas anticiper la satisfaction d’un désir, en imaginant que ce même désir pourrait s’enfler indéfiniment et quand même trouver son apaisement.

Le comportement compulsif de Dom Juan illustre bien ceci. Quelles que soient les motivations politiques et sociales que lui prêtent les metteurs en scène de théâtre ou d’opéra, Dom Juan voit son désir allumé par le moindre jupon qui passe (il se dépeint d’ailleurs comme une victime de la sollicitation extérieure) et ce même désir est immédiatement assouvi par la seule conquête ; après quoi, il n’est d’autre possibilité que de conquérir à nouveau :

Quoi ? Tu veux qu’on se lie à demeurer au premier objet qui nous prend, qu’on renonce au monde pour lui, et qu’on n’ait plus d’yeux pour personne ? La belle chose de vouloir se piquer d’un faux honneur d’être fidèle, de s’ensevelir pour toujours dans une passion, et d’être mort dès sa jeunesse à toutes les autres beautés qui nous peuvent frapper les yeux ! Non, non : la constance n’est bonne que pour des ridicules ; toutes les belles ont droit de nous charmer, et l’avantage d’être rencontrée la première ne doit point dérober aux autres les justes prétentions qu’elles ont toutes sur nos cœurs. Pour moi, la beauté me ravit partout où je la trouve, et je cède facilement à cette douce violence dont elle nous entraîne. J’ai beau être engagé, l’amour que j’ai pour une belle n’engage point mon âme à faire injustice aux autres ; je conserve des yeux pour voir le mérite de toutes, et rends à chacune les hommages et les tributs où la nature nous oblige. Quoi qu’il en soit, je ne puis refuser mon cœur à tout ce que je vois d’aimable ; et dès qu’un beau visage me le demande, si j’en avais dix mille, je les donnerais tous. Les inclinations naissantes, après tout, ont des charmes inexplicables, et tout le plaisir de l’amour est dans le changement. On goûte une douceur extrême à réduire, par cent hommages, le cœur d’une jeune beauté, […] Mais lorsqu’on en est maître une fois, il n’y a plus rien à dire ni rien à souhaiter ; tout le beau de la passion est fini, et nous nous endormons dans la tranquillité d’un tel amour, si quelque objet nouveau ne vient réveiller nos désirs, et présenter à notre cœur les charmes attrayants d’une conquête à faire. Enfin il n’est rien de si doux que de triompher de la résistance d’une belle personne, et j’ai sur ce sujet l’ambition des conquérants, qui volent perpétuellement de victoire en victoire, et ne peuvent se résoudre à borner leurs souhaits. Il n’est rien qui puisse arrêter l’impétuosité de mes désirs : je me sens un cœur à aimer toute la terre ; et comme Alexandre, je souhaiterais qu’il y eût d’autres mondes, pour y pouvoir étendre mes conquêtes amoureuses…

Molière, Dom Juan ou le Festin de pierre (I, 2)

Or, on a beau chercher : il n’y a pas d’autres mondes qui permettraient d’autres conquêtes amoureuses ad libitum (ad nauseam ?). Si l’univers est infini, s’il existe au-delà de notre entendement, et si, par là même, il offre virtuellement au personnage de Tirso de Molina qui a inspiré Molière un terrain de chasse à la mesure de sa démesure, l’homme Dom Juan ne peut qu’imaginer un carnet de bal sans fin : il ne pourra jamais expérimenter toutes les amours qu’il se promet (mille corps et mille cœurs n’y suffiraient pas !). Quel que soit l’élégant discours par lequel ce Grand Frigide justifie que la chasse reste ouverte (pour lui, du moins), c’est avec sa finitude qu’il doit apprendre à composer.

Face à sa tirade triomphante, il ne s’agit pas de brandir une quelconque justification morale (homme ou femme, chasse qui veut), ce serait déplacé. Il convient plutôt de dénoncer un dispositif intime que nous ne connaissons que trop bien, lorsque, à peine notre désir éteint, nos yeux s’activent si vite que nous n’avons pas le temps de nous dire : « je suis heureux. »

Contre cette course en avant, Épicure prône la mesure en toutes choses, plus précisément, il invite à investir dans un désir (en d’autres termes, à consacrer de l’énergie à l’assouvissement d’un désir) uniquement si la promesse de satisfaction de ce même désir est raisonnable. Des siècles plus tard, Paul Diel reprendra la même proposition, nous le verrons.

Exercice pratique : regardez votre gsm dans le blanc des yeux et posez-vous sincèrement la question de savoir si vous serez plus heureux avec le nouveau modèle proposé sur cette affiche de 20 m², là, devant vous…

Que retenir de cette saine promenade apéritive ? Proust, Montaigne, Spinoza, Debord, Bard & Söderqvist, Épicure, Molière, Axel Kahn : les rencontres ont été nombreuses avec des penseurs qui ont, bien avant nous, exploré le terrain miné du bonheur, dont on dira désormais qu’il doit céder la place à un objectif plus crédible, car plus à notre portée, mais qu’il nous reste à définir, la satisfaction.

C’est bien vite dit ! Nous vivons en effet dans un monde dont la complexité dépasse notre entendement : s’y additionnent nos légendes personnelles, nos sensations et les discours ambiants, ceux qui expliquent comme ceux qui nous aveuglent. Même nus, isolés au milieu d’une clairière, sans connexion à l’Internet, sans poste radio et sans voisins qui écoutent très fort le Journal parlé sur leur télévision, nous ne pouvons exiger de notre pauvre entendement qu’il conçoive la totalité de ce qui est (l’Être des philosophes). Trop de diversités, trop d’ambiguïtés, trop d’exceptions (à première vue), trop de beaucoup, trop de multiple : nos facultés conceptuelles sont limitées.

Qui plus est : notre savoir, fût-il encyclopédique (ce qui est toujours bien utile), notre capacité à connaître est a priori limitée aux faits que nous pouvons appréhender par nos sens. Ces phénomènes constituent notre monde effectif. Nous l’explorerons plus loin : notre belle humanité est manifestement constituée d’une chaîne de mondes individuels qui n’épuise pas la totalité de l’Être.

Ceci expliquant cela, voilà peut-être pourquoi nous sommes devenus L’Espèce fabulatrice dont parle Nancy Huston (et que Ernst Cassirer a exploré plus scientifiquement) : faute de pouvoir tout penser, nous fabulons des légendes et des explications (entre autres, scientifiques) qui sont autant de précipités de l’Univers où nous vivons et dont les lois nous régissent. C’est à ce prix que nous arrivons à rassembler suffisamment de « réalités » pour orienter nos actions au quotidien, pour nous expliquer à nous-mêmes notre comportement et, quelquefois, le justifier (ce qui n’est pas la même chose). Et pourtant, reste le doute…

Même avec ces représentations partielles – que nous devons conjuguer avec nos fictions personnelles et mâtiner de nos sursauts hormonaux – nous arrivons encore à nous tromper et nous constatons autour de nous l’existence de faits destructeurs que certains regroupent sous l’appellation contrôlée « le mal » ; nous arrivons encore à poser des actes dont nous sentons qu’ils ne sont pas « justes », qu’ils ne nous satisfont pas (nous qui voudrions être sublimes et ne pas fauter). Et, autour de nous, nous voyons combien la vexation et la colère nourrissent une violence qui nous éloigne l’un de l’autre (nous qui voudrions un monde harmonieux et des voisins sympas).

Constater que les autres (l’Enfer de Sartre) ont également des « écailles sur les yeux » constitue une bien maigre consolation quand on réalise combien notre propre délibération intérieure reste biaisée et combien notre pensée reste captive de modèles dont nous n’osons pas douter. C’est justement l’objet de ce livre de passer en revue, d’une part, les différentes batteries « d’écailles » qui nous aliènent le regard et, d’autre part, les propositions que certains penseurs ont avancées pour nous aider à faire de chacune de nos pensées un… objet de pensée. Alors, peut-être, quand tombera le rideau de la fin, pourrons-nous dire avec Montaigne : « Je veux que la mort me trouve plantant mes choux, mais nonchalant d’elle, et encore plus de mon jardin imparfait.« 

Chapitre 1 : La satisfaction

où il est établi que le sentiment d’être à sa place procède d’activités satisfaisantes plutôt que d’un état de bonheur ou de jouissance statique

Temps de lecture : 20 minutes

Illustrations

Ecole de Pieter Brueghel, La parabole des aveugles © Le Louvre

Version du 4 juillet 2024