Temps de lecture : 5 min

Pourquoi ce livre ?

Temps de lecture : 5 minutes

Plusieurs d’entre vous ont gentiment insisté sur l’intérêt de regrouper (et de réécrire, pour les harmoniser) les différents articles publiés dans wallonica.org sur le thème de l’expérience opposée aux idéalismes, sur la vanité, l’existentialisme, sur le risque d’essentialiser à outrance, sur la mort du dieu, la complexité personnelle, les infoxMontaignePaul Diel, le Body BuildingNietzsche ou Ernst Cassirer. Bref, sur ‘comment lutter contre les biais cognitifs et l’aliénation qui nous empêchent de penser la vie sainement et librement‘. Autant de thèmes de travail qui gagneraient, disiez-vous, à figurer au cœur d’un essai qui les relierait et modéliserait leur agencement avec force exemples et explications. Qu’il en soit ainsi : essayons l’essai !

L’ouvrage s’adresse à celles et ceux qui sont consciemment “disposés à se mettre d’accord avec eux-mêmes” [Camus, 1942] et tient à peu près ce langage :

  1. SATISFACTION. Le bien-être n’est pas un état de plaisir statique et permanent comme le bonheur vendu dans les vitrines d’agences de voyage. Le sentiment “d’être à sa place” procède plutôt d’une activité satisfaisante. Reste qu’il est impératif de se rendre capable d’évaluer sincèrement ce qui est satisfaisant et, pour ce faire, de s’enlever les ‘écailles sur les yeux’ [Proust, 1913].
  2. FICTIONS DE SOI. Après mûre réflexion, chacun peut réaliser combien il se vit comme un personnage, le héros d’une histoire, exempt des contingences auxquelles sont soumises les personnes. Une lecture raisonnée de cette narration ne manquera pas de faire tomber quelques unes des écailles qui focalisaient notre regard sur un moi un peu trop sublime pour correspondre à notre activité effective. C’est une tâche dévolue à notre conscience auto-noétique [Tulving, 1985] que d’élucider le fonctionnement de ce moi héroïque et narratif.
  3. CERVEAUX. Les développements récents des neurosciences mettent en évidence que notre bon sens n’est pas seul à déterminer notre sentiment de vivre “à propos” et qu’un travail intime moins raisonné participe également de notre lucidité : un travail de notre conscience « anoétique » [Tulving, 1985] pour identifier nos réactions plus “reptiliennes” ou post-traumatiques et se réjouir de voir combien nos cerveaux se démènent pour assurer notre survie. Ici, le périmètre implique les activités d’un moi atavique et sauvage.
  4. FABULATIONS. Reste que notre conscience a manifestement besoin d’une représentation du monde qui fait sens et que, là où l’absurde est évident, nous veillons à projeter des fabulations (des formes symboliques, des explications logiques) sur les phénomènes que nous percevons, quelquefois jusqu’à nous aveugler. Au registre de ces aveuglements, les Paradis Perdus servent souvent de départ à notre délibération, nous distrayant des vraies manifestations d’humanité que nous croisons dans la jungle de notre quotidien. Ivre de mots et d’explications logiques, notre conscience noétique [Tulving, 1985], notre moi dogmatique et technique lutte au quotidien pour nous livrer une image du monde statistiquement apaisante, comme le ferait une Intelligence Artificielle.
  5. LANGAGE. Médium incontournable entre les phénomènes et la représentation mentale que nous en concevons, le langage est le premier support des “écailles sur les yeux” qui obèrent notre être-au-monde. Sa maîtrise est une première étape nécessaire, pour assainir l’attention que nous voulons porter à notre environnement réel. Le langage est également le support des fabulations : démultipliées par notre usage aliéné des technologies de la communication, elles brouillent l’écoute de notre environnement. Il est vrai que notre conscience a bien du mal à entretenir une hygiène “informationnelle” devant la société du Spectacle [Debord, 1967] et à réfléchir sur la base du juste terme. A cette fin, il peut s’avérer utile de définir un périmètre vital au sein duquel nous exercerons notre pleine attention, en veillant à adopter une terminologie lucide.
  6. RAISON GARDER. Notre quotidien est fait de décisions d’agir et à chacune de celles-ci correspond l’alternative entre (a) être conforme à un modèle et (b) exercer sa puissance dans l’expérience nouvelle. C’est là que la satisfaction d’une pensée plus libre et clairement formulée se fait sentir. C’est là que la confiance et la patience dans l’azur [Valéry, 1922] peuvent diminuer l’angoisse du choix. C’est là enfin que nos outils de base trouvent leur pleine justification : l’âme ouverte pour ressentir le vitalement juste et la raison lucide pour faire le ménage entre les motivations avancées par chacune des trois consciences qui œuvrent à notre pérennité, chacune à sa manière.
  7. JONGLER. Être à sa place procède donc d’un travail satisfaisant au quotidien, mené au bord du chaos, avec un œil (sans écailles) sur cinq indicateurs de Grande Santé [Nietzsche, 1882] : l’incarnation, le degré d’appropriation de la culture, la maîtrise de la verbalisation, l’hygiène informationnelle et la confiance dans la vie. De cette tâche sans cesse renouvelée, à l’instar du quotidien de Sisyphe [Camus, 1942], le modèle visuel pourrait être la gravure Le jongleur de mondes [Grandville, 1844]. Il s’agit en effet de…
      • pouvoir jongler, c’est-à-dire travailler à diminuer la douleur de la distance avec sa réalité,
      • jongler utile, à savoir consacrer son attention à la sélection des phénomènes du monde qui constituent notre périmètre vital,
      • aimer jongler et jouir de son activité satisfaisante plutôt que chercher la reconnaissance dans le Spectacle et dans la conformité…

D’aucuns racontent combien la noyade en eau glacée est un mode d’effacement sans douleur : on sombre dans un engourdissement fatal, comme on s’endort. Hélas, aucun expert en la matière n’est là pour témoigner et pour répondre à une question à mes yeux cruciale : aux portes soi-disant veloutées de cette mort sans drame, la conscience a-t-elle un dernier soubresaut, une décharge intérieure qui fait peut-être battre le pied une dernière fois, dans l’espoir vain de rejoindre encore la lumière nébuleuse de la surface ? Combien de nos contemporains ne vivent pas leur quotidien comme une noyade sans douleur, édulcorée par les artifices, dans une lente mort de l’âme, un neutre écoulement de leur force vitale, jusqu’à avoir le regard sans couleur des « hommes creux » de T.S. Eliot [1925] ? Composé en ligne, cet essai s’adresse à ceux qui, à l’inverse, veulent marcher debout et… mourir de leur vivant !

Patrick Thonart

Le texte vous est livré dans son état d’avancement
– en l’espèce au 1er mai 2024 –
pour débats et commentaires.
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