Temps de lecture : 8 min

Pourquoi ce livre ?

Temps de lecture : 8 minutes

Nombreux lecteurs fidèles du blog encyclopédique wallonica.org ont gentiment insisté sur l’intérêt de regrouper (et de réécrire pour les harmoniser) les différents articles publiés sur le thème de l’expérience opposée aux idéalismes, sur la vanité, l’existentialisme, sur le risque d’essentialiser à outrance, sur la mort du dieu, la complexité personnelle, les infoxMontaignePaul Diel, le Body BuildingNietzsche ou Ernst Cassirer et… sur la Raison, qui est toujours bonne à garder. Bref, sur ‘comment lutter contre les biais cognitifs et l’aliénation qui nous empêchent de penser la vie sainement et librement‘. Autant de thèmes de travail qui gagneraient, disaient-ils, à figurer au cœur d’un essai qui les relierait et modéliserait leur agencement avec force exemples, citations et illustrations. Qu’il en soit ainsi : essayons l’essai !

L’ouvrage s’adresse à celles et ceux qui sont consciemment “disposés à se mettre d’accord avec eux-mêmes” [Camus, 1942] et tient à peu près ce langage : le sens de la vie (sic) ne réside pas dans la recherche d’un bonheur statique mais bien dans l’expérience satisfaisante, à savoir l’exercice d’activités au cours desquelles notre esprit est persuadé que nous sommes la bonne personne, au bon endroit… et en toute confiance ! En clair : la Joie de vivre dépend moins du plaisir fantasmé « d’être là-bas » (source de frustrations) que de la satisfaction de « bien faire ici, maintenant. »

D’ailleurs, après avoir longtemps servi de poule aux œufs d’or aux marchands de bien-être, aux gourous spécialisés en découverte de soi comme aux auteurs prolifiques en solutions miracles, l’aspiration au bonheur est aujourd’hui remplacée par la quête du sens : il s’agit désormais de trouver un sens à la vie [Chabot, 2024]. Soit. Reste que ce glissement salutaire laisse dans l’ombre une question d’importance : mais pourquoi cherchons-nous donc à ‘donner un sens à la vie’ ? Quelle est cet appel que l’humain entend de toute éternité et qui fait qu’il se lève et marche droit devant lui ? Et pourquoi son chat Robert, qui a pourtant l’ouïe fine, n’entend-il pas la même exhortation intime et continue-t-il à dormir près du poêle ?

Peut-être l’expérience directe de la vie du chat Robert est-elle suffisante pour combler sa conscience et peut-être, à défaut d’un élément perturbateur (une souris, une crampe de faim ou un bruit violent), le chat Robert vit-il à propos, comme le préconise Montaigne [1588], dans un simple équilibre entre ses désirs et ce que le monde lui propose. A contrario, peut-être le développement aigu de trois types de conscience chez l’Homme [Tulving, 1985] fait-il de l’expérience directe un vertige plus angoissant. Décider, choisir, se tromper, rater, ne pas mériter, être insuffisant : face à une réalité dont chacun admet aujourd’hui la complexité [Morin, 1977], l’être humain inquiet aspire à ressentir la légalité de la vie, un fonctionnement ordonné des choses sur lequel il puisse construire sa confiance [Hunyadi, 2023].

Deux options s’offrent à lui, à cet instant précis où il part en quête de sens et où sa main est encore sur la poignée de la porte du jardin : va-t-il chercher des traces de la légalité de la vie en fuyant dans l’aliénation, en se projetant dans des illusions aveuglantes ou des artefacts apaisants (comme, par exemple, dans l’émotion artistique) ou va-t-il « manger le monde » [Nietzsche, 1882] et développer sa puissance personnelle, pour faire face et trouver la Joie dans une expérience de la vie satisfaisante ?

Le propos sera ici d’explorer, d’une part, combien la fuite dans les différents aveuglements est un leurre qui ne calme pas l’angoisse devant la vie et, d’autre part, d’illustrer par des contre-exemples combien l’expérience directe est régulatrice et porte en elle cette légalité rassurante, qui rend la confiance possible. L’ouvrage est distribué en sept chapitres, sept thèmes de réflexion, chaque fois balancés entre questions liminaires et exercices de pensée :

  1. SATISFACTION. Le bien-être n’est pas un état de plaisir statique et permanent, pareil au bonheur vendu dans les vitrines d’agences de voyage. Le sentiment “d’être à sa place” procède plutôt d’une activité qui serait satisfaisante. Reste qu’il est impératif de se rendre capable d’évaluer sincèrement ce qui est satisfaisant et, pour ce faire, de s’enlever les ‘écailles sur les yeux’ [Proust, 1913]. Le problème formulé dans les termes « je ne me sens pas à ma place » implique deux chantiers personnels : d’une part, je devrais éviter de me projeter dans cette « place » fantasmée qui ne correspond pas à mon activité réelle et, d’autre part, je dois y projeter un « je » qui soit vraiment moi. Peut-être ce le « je » que je pratique est-il trop sublime pour se satisfaire de mon existence effective et mon aliénation (ma vanité selon Paul Diel [1947]) ferait-elle mieux de se renverser en plus d’attention
  2. RAISON GARDER. Notre quotidien est fait de décisions d’agir et à chacune de celles-ci correspond l’alternative entre (a) être conforme à un modèle et (b) exercer sa puissance dans l’expérience nouvelle. C’est là que la satisfaction d’une pensée plus libre et clairement formulée se fait sentir. C’est là que la confiance [Hunyadi, 2023] et la patience dans l’azur [Valéry, 1922] peuvent diminuer l’angoisse du choix. C’est là enfin que nos outils de base trouvent leur pleine justification : l’âme ouverte pour ressentir le vitalement juste et la raison lucide pour faire le ménage entre les motivations avancées par chacune des trois consciences qui œuvrent à notre pérennité, chacune à sa manière et quelquefois en curieuse contradiction.
  3. FICTIONS DE SOI. Après mûre réflexion, chacun peut réaliser combien il se vit comme un personnage, le héros d’une histoire, exempt des contingences auxquelles sont soumises les personnes. L’aliénation réside dans la projection d’un moi réel (« Le réel, c’est quand on se cogne » aurait dit Jacques Lacan) dans un moi fictif, moins soumis aux contingences. Une lecture raisonnée de cette narration ne manquera pas de faire tomber quelques unes des écailles qui focalisaient notre regard sur ce moi souvent un peu trop sublime pour correspondre à notre activité effective. C’est une tâche dévolue à notre conscience auto-noétique [Tulving, 1985] que d’élucider le fonctionnement de ce moi héroïque et narratif.
  4. CERVEAUX. Le développement récent des neurosciences met en évidence que notre bon sens n’est pas seul aux commandes du sentiment de vivre “à propos” et qu’un travail intime moins rationnel participe également de notre lucidité : le travail de notre conscience anoétique [Tulving, 1985] pour identifier nos réactions plus “reptiliennes” ou post-traumatiques. C’est l’occasion de se réjouir de voir combien nos cerveaux se démènent pour assurer notre survie (quelquefois, trop bien). Ici, le périmètre à explorer implique les activités d’un moi atavique et sauvage.
  5. FABULATIONS. Reste que notre conscience a manifestement besoin d’une représentation du monde qui témoigne d’une certaine légalité et que, là où l’absurde est évident, nous veillons à projeter des fabulations (des formes symboliques, des explications logiques) sur les phénomènes que nous percevons, quelquefois jusqu’à nous aveugler. Au registre de ces aveuglements, les Paradis Perdus (« C’était mieux avant… » ou « Ce serait mieux si…« ) servent souvent de départ à notre délibération, nous empêchant de voir les vraies manifestations d’humanité que nous croisons dans la jungle de notre quotidien. Ivre de mots, de concepts et d’explications logiques, notre conscience noétique [Tulving, 1985], notre moi dogmatique et technique lutte au quotidien pour nous livrer une image du monde statistiquement apaisante, comme le ferait une Intelligence Artificielle.
  6. LANGAGE. Médium incontournable entre les phénomènes et la représentation mentale que nous en concevons, le langage est le support des “écailles sur les yeux” qui obèrent notre être-au-monde. Sa maîtrise est une étape nécessaire, pour assainir l’attention que nous voulons porter à notre environnement réel. Le langage est également le support des fabulations : démultipliées par notre usage aliéné des technologies de la communication, elles brouillent l’écoute de notre environnement. Il est vrai que notre conscience a bien du mal à entretenir une hygiène “informationnelle” devant la société du Spectacle [Debord, 1967] et à réfléchir sur la base du juste terme. A cette fin, il peut s’avérer utile de définir un périmètre vital au sein duquel nous exercerons notre pleine attention, en veillant à adopter une terminologie lucide.
  7. JONGLER. Être à sa place procède donc d’un travail satisfaisant au quotidien, mené au bord du chaos, avec un œil (sans écailles) sur cinq indicateurs de Grande Santé [Nietzsche, 1882] : l’incarnation, le degré d’appropriation de la culture, la maîtrise de la verbalisation, l’hygiène informationnelle et la confiance dans la vie. De cette tâche sans cesse renouvelée, à l’instar du quotidien de Sisyphe [Camus, 1942], le modèle visuel pourrait être la gravure Le jongleur de mondes [Grandville, 1844]. Il s’agit en effet de…
    • pouvoir jongler, c’est-à-dire travailler à diminuer la douleur de la distance entre soi et la réalité,
    • jongler utile, à savoir consacrer son attention à une sélection des phénomènes du monde qui constituent notre périmètre vital,
    • aimer jongler et jouir de son activité satisfaisante plutôt que chercher la reconnaissance dans le Spectacle et dans la conformité…

Face au travail impliqué par cette attitude auto-critique, d’aucuns racontent combien, au contraire, la noyade en eau glacée est un mode d’effacement sans douleur : on sombre dans un engourdissement fatal, comme on s’endort. Hélas, aucun expert en la matière n’est là pour témoigner et pour répondre à une question à mes yeux cruciale : aux portes soi-disant veloutées de cette mort sans drame, la conscience a-t-elle un dernier soubresaut, une décharge intérieure qui fait peut-être battre le pied une dernière fois, dans l’espoir vain de rejoindre encore la lumière nébuleuse de la surface ? Combien de nos contemporains ne vivent pas leur quotidien comme une noyade sans douleur, édulcorée par les artifices, dans une lente mort de l’âme, un neutre écoulement de leur force vitale, jusqu’à avoir le regard sans couleur des « hommes creux » de T.S. Eliot [1925] ? Composé en ligne, cet essai s’adresse à ceux qui, à l’inverse, veulent marcher debout et… mourir de leur vivant !

Patrick Thonart

Le texte vous est livré dans son état d’avancement
– en l’espèce au 1 juillet 2024 –
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