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[PHILOMAG.COM] Le « cas Heidegger » est peut-être le plus épineux de toute l’histoire de la philosophie, et reste aujourd’hui la source de polémiques toujours très vives parmi ses spécialistes. Incontestablement en effet, Heidegger fut à la fois un philosophe important et un nazi. Mais fut-il les deux en même temps ou l’un indépendamment de l’autre ? Sa pensée est-elle « contaminée » d’une manière ou d’une autre par cette idéologie criminelle ?

Il est avéré que Heidegger a adhéré au parti nazi de 1933 à 1945, probablement davantage par sincère conviction personnelle que par simple ambition de carrière. Nommé recteur de l’université sous Hitler avant de démissionner en 1934 mais de rester professeur, il n’a, par la suite, jamais exprimé de regrets envers ses engagements politiques tandis que l’étude de ses Cahiers noirs confirment la réalité d’un certain antisémitisme. On est donc autorisé à traquer les éléments nazis de sa pensée : sa critique de la technique, notamment, n’est-elle pas suspecte de dissimuler non seulement un conservatisme hostile à la modernité, mais aussi et de manière plus inquiétante une forme de nostalgie réactionnaire pour un rapport plus pur de l’homme à la nature ? Les propos heideggeriens sur l’être « authentique » et l’être « inauthentique » invitent également à une certaine prudence.

On peut aussi, tout en étant averti de cette situation et vigilant sur ses implications, se réjouir de la puissance d’une philosophie qui invite à repenser l’histoire de la métaphysique. La pensée occidentale, constate Heidegger dans Être et Temps, est marquée par ce qu’il appelle « l’oubli de la question de l’être ». Qu’est-ce à dire ? Il s’agit de reconnaître que la rationalité a toujours tendance à définir des objets, autrement dit des « étants » (qui sont, de la même manière que les « étudiants » étudient ou que les « passants » passent) mais se désintéresse de l’être de ces étants, autrement dit le fait qu’ils soient. Et même quand elle a cherché l’origine de ces étants, la philosophie a systématiquement trouvé un autre étant (l’Idée du Bien, Dieu, la substance, etc.) pour en rendre raison ; mais elle s’est détournée du surgissement de l’être lui-même comme action d’être, elle a oublié de questionner la présence du « il y a » parce qu’elle échappe à ses structures de pensée. Cette distinction entre l’être et l’étant – que Heidegger nomme la « différence ontologique » – est d’autant plus insaisissable que l’être semble toujours déjà compris dans tout étant. Pourtant, certaines expériences telles que la perception de la simple apparence dans l’art peuvent nous pousser à nous questionner sur cette énigme et le sens qu’elle revêt pour nous. Et Heidegger de renommer Dasein (de l’allemand Da = là et Sein = être) l’humain parce qu’il est l’étant qui est interpellé par l’être et qui a en charge de l’interroger.

Complexe, originale, parfois jargonnante, la philosophie de Heidegger a tantôt agacé, tantôt fasciné les penseurs de la seconde moitié du XXe siècle, comme Sartre par exemple. Ses ambiguïtés nous rappellent que la puissance de la pensée a des zones d’ombre et que l’intelligence ne sauve de rien.