Temps de lecture : 7 min

Questions sixièmes

Pour chacun des trois niveaux de notre ego (la physiologie, la psychologie et les idées), quel est le langage le plus pertinent ? Comment l’identification du langage employé pour délibérer “dans ma tête” me permet-elle de dépister les éventuels dérapages (ex. quand je tiens un discours moral pour justifier un afflux hormonal…) ? Me permet-elle de débusquer ce qui me motive réellement dans mes décisions ?

Méditations sixièmes : La musique et l’ineffable

Nous parlons, nous écrivons, nous relatons une foule de menus et grands événements pour essayer de comprendre, pour tenter de mettre la main sur les mystères, voire d’en saisir le cœur, lequel se dérobe avec la constance de l’arc-en-ciel. D’antiques récits affirment que l’Homme ne saurait contempler Dieu sans mourir, il en va sans doute ainsi de ce que nous cherchons – c’est la quête elle-même qui est notre but, et si nous parvenons à une réponse, elle nous privera de notre objectif. Or, évidemment, c’est la quête qui nous enseigne les mots pour décrire le scintillement des étoiles, le silence des poissons, les sourires et les tristesses, les apocalypses et la lumière d’été. Avons-nous un rôle, autre que celui d’embrasser des lèvres ; savez-vous comment on dit Je te désire, en latin ? Et a propos, savez-vous comment le dire en islandais ?

STEFANSSON Jon Kalman, Lumière d’été, puis vient la nuit (2020)

Le Tao que l’on peut dire
N’est pas le Tao pour toujours

Au IVe siècle avant JC, Laô-Tseu, que l’on peut difficilement accuser d’être influencé par les réseaux sociaux, s’exprimait aussi simplement que cela pour dire combien la Vie est ineffable : on ne peut la dire entièrement. A juste titre, nous fabulons des discours organisés pour nous approprier le monde, qu’il s’agisse de science, d’art ou de religion. Nous utilisons pour cela des logiques et des terminologies propres à chaque domaine d’expertise (pour le comprendre, faites l’expérience de parcourir les différentes significations du mot « silence », qu’il s’agisse du silence en physique, en musique, en informatique, en poésie ou en philosophie). Mais nos outils sont impuissants à dire toute la réalité, même s’ils nous permettent d’en dénoter certains aspects, dans des contextes donnés, avec un regard donné. S’il y avait d’autres vérités que celles qui nous conviennent, ça se saurait ! Depuis le temps…

La capacité de dire…

Ce que savent les linguistes…

***

L’hygiène informationnelle pour tous

D’entre tous les faits qui caractérisent cette période passionnante et inquiétante, je retiens que les vingt premières années du XXIe siècle ont instauré une dérégulation massive d’un marché cognitif que l’on peut également appeler le marché des idées. Celle-ci se laisse appréhender, d’une part, par la masse cyclopéenne et inédite dans l’histoire de l’humanité des informations disponibles et, d’autre part, par le fait que chacun peut verser sa propre représentation du monde dans cet océan. Cette situation a affaibli le rôle des gate keepers traditionnels (journalistes, experts académiques… toute personne considérée comme légitime socialement à participer au débat public) qui exerçaient une fonction de régulation sur ce marché. Ce fait sociologique majeur a toutes sortes de conséquences mais la plus évidente est que l’on assiste à une concurrence généralisée de tous les modèles intellectuels (des plus frustes au plus sophistiqués) qui prétendent décrire le monde. Aujourd’hui, quelqu’un qui détient un compte sur un réseau social peut directement apporter la contradiction, sur la question des vaccins par exemple, à un professeur de l’Académie nationale de médecine. Le premier peut même se targuer d’une audience plus nombreuse que le second.

BRONNER Gérald, Apocalypse cognitive (2021)

Tout est dit ou presque : trop d’infos tue l’info et trop d’infos non validées noient l’esprit critique, qui ne sait où donner de la tête. La pratique d’une rigoureuse hygiène de l’information nous revient individuellement et elle porte tant sur la quantité que sur la qualité. Nos limites mentales sont bien réelles, qui nous empêcheraient de traiter avec justesse les phénomènes qui se présentent à nous : chacun de ces phénomènes est une pépite pour notre pensée, pour peu que les données qui le dénotent soient réduites à la portion congrue. On ne peut bien jongler avec toutes les balles de la Société du spectacle (et Guy Debord d’applaudir…).

L’abondance informationnelle

Il est amusant de constater que, d’une part, la somme qu’ont dirigée Alain Bauer et Roger Dachez sur la franc-maçonnerie (Le livre de la franc-maçonnerie, 2019) a été publiée chez Que sais-je ? alors que, d’autre part, on résume souvent la pensée d’Immanuel Kant (1724-1804) par une question : que puis-je connaître ? : les deux sont nées pendant le même siècle, celui des Lumières. Dans les deux cas, il est question d’informations qui font l’objet soit d’un savoir (Que sais-je ?), soit d’une connaissance (Que puis-je connaître ?). La nuance est loin d’être innocente aujourd’hui, à une époque où la fascination qu’exerce le développement exponentiel des outils d’Intelligence Artificielle est à son comble et fait perdre la Raison à plus d’un…

… car si les objets de contemplation mentale peuvent se multiplier et  s’inscrire dans une concurrence effrénée, ce n’est pas seulement en raison des nouvelles conditions technologiques qui prévalent sur le marché de l’information, c’est aussi parce que la disponibilité de nos cerveaux est plus grande. Ces objets de contemplation n’ont d’autre raison d’être que de capter notre attention. Qu’ils proposent des théories sur le sens du monde, une doctrine morale, un programme politique ou même une fiction, ils ne peuvent survivre que si nous leur accordons une partie de notre temps de cerveau. Il se trouve, et c’est là un autre aspect significatif de l’histoire en train de se faire, que ce temps de cerveau disponible n’a jamais été aussi important. La situation inédite dont nous sommes les témoins est donc celle de la rencontre de notre cerveau ancestral avec la concurrence généralisée des objets de contemplation mentale, associée à une libération inconnue jusqu’alors du temps de cerveau disponible.

BRONNER Gérald, Apocalypse cognitive (2021)

Nous vivons donc une époque formidable, dans les deux sens du terme : l’abondance des informations qui nous sont disponibles est formidable, énorme et extraordinaire, mais cette même abondance est également formidable en ceci qu’elle est effrayante et manifestement redoutable. Si Gérald Bronner joue la carte de l’apocalypse en première de couverture, son texte, pour n’être pas d’un optimisme très marqué, se veut avant tout un avertissement, un appel à la raison face au vertige du multiple, face à l’angoisse du foisonnement. Il annonce moins une fin du monde qu’une singularité.

Pour mémoire, le mot singularité – ici, singularité cognitive – désigne ce point de rupture où le développement d’une technique devient trop rapide pour que les anciens schémas permettent de prévoir la suite des événements. La même notion est employée pour décrire ce qui se passe à proximité d’un trou noir : les grandeurs qui d’habitude décrivent l’espace-temps y deviennent infinies et ne permettent plus de description au départ des paramètres connus.

Nous vivrions donc une sorte de singularité cognitive, tant la quantité d’informations dans laquelle nous baignons devient infinie, d’une part, et, d’autre part, parce que nous nous retrouvons avec un cerveau fraîchement émancipé dont nous n’avons pas encore le mode d’emploi complet. On remarquera qu’il s’agit ici surtout de quantitatif : quantités d’informations versus temps de cerveau disponible.

Or, l’apocalypse est également qualitative puisque les GPT sont à nos portes ! Les Transform(at)eurs Génératifs Pré-entraînés (GPT en anglais) sont ces robots qui répondent avec assurance à presque toutes nos questions écrites, comme s’ils disaient la vérité… à 100% ! Quand vous la sollicitez, leur Intelligence Artificielle fait, à une vitesse folle, une synthèse statistiquement probable des données présentes dans leur mémoire et génère une réponse dans un français impeccable mais sans afficher de degré de certitude !  Pour ce faire, elle dispose d’algorithmes qui dépasse notre entendement, soit, mais seulement en termes de quantité de stockage de données et en termes de puissance combinatoire d’éléments pré-existant.

Leur capacité à anticiper le mot suivant dans la génération d’une phrase donne des résultats bluffants, peut-être, mais indépendants d’une quelconque conscience. Ils sont très puissants car très rapides. Souvenez-vous de votre cours de physique : la puissance est la force multipliée par la vitesse !

Nous voilà donc confrontés à un double problème : un problème d’exposition à une quantité ingérable d’informations et un problème de fiabilité de celles-ci. Reste l’attention : ***

Chapitre 6 : Les langages

où il est étudié combien la nature du langage utilisé pour dénoter les réalités de nos mondes individuels traduit notre appropriation de ceux-ci

Temps de lecture : 7 minutes

Notes de rédaction

  • des mots du discours logique au déparler
  • N.B. se méfier des mots qui font plaisir
  • la musique et l’ineffable
  • la carte et le territoire
  • Silence des mots n’est pas absence de sens
  • Le signe n’est pas la preuve de l’intention (Despret) | Le signe fait sens auprès du récepteur
  • Vocabulaire vital et terminologie technique : définir raison, âme, intellect, conscience, logique, imagination, savoirs, connaissance, idées, dogmes…
  • Mots-pivots > Problème des tribuns du jour : partir d’une problématique technique complaisante et faire comme si la question était vitale (ex. qualité en entreprise vs. qualité de vie)

Ressources

  • STEFANSSON J. K., Lumière d’été, puis vient la nuit (2020)
  • LAO TSEU, Tao te king (IVe aCn)

Illustrations

Un dessin de Bénédicte Wesel (2023)

Version du 5 mai 2024